Discours à l'occasion de l'inauguration de l'esplanade Samuel Paty

16/10/2021

Le 16 octobre 2021, le Maire Christophe Marion a inauguré l'esplanade Samuel Paty, en présence des élus de Saint-Ouen, du Ministre Marc Fesneau, du député Pascal Brindeau, du Président du département Philippe Gouet, de la vice-présidente du Département Monique Gibotteau, de la conseillère régionale déléguée Karine Gloanec Maurin et de nombreux élus et citoyens (pour découvrir l'article de la Nouvelle République, merci de cliquer ici).

A cette occasion, le Maire a prononcé le discours suivant :


Il y a un an, jour pour jour, on assassinait Samuel Paty. Un homme, un professeur, dont le seul crime avait été d'enseigner que « dans une République », comme l'écrivait déjà Spinoza, « chacun a toute latitude de penser et de s'exprimer ».

Le 16 octobre 2020, l'islamisme fanatisé commettait l'impensable, l'indicible. Un meurtre d'une barbarie absolue, une action terroriste qui s'attaquait non seulement à un être de chair et de sang mais également à des principes que nous considérons, en France, comme inviolables : ceux de la liberté d'enseigner, de discuter, de contester, de débattre de sujets contemporains et controversés.

Autant de principes dont l'école, la Nation et la République sont les cadres et les garantes.

Le 16 octobre 2020, le bras du meurtrier fut armé par la lâcheté des réseaux sociaux qui ont tué eux aussi, en relayant l'appel au meurtre et en conduisant au passage à l'acte. Ainsi, un monde virtuel et nauséabond, fait de rumeurs, d'anonymat, de violence, de mensonges et de haine prouvait sa dangereuse puissance en contestant à la fois notre société, nos institutions et l'un des piliers les plus solides, les plus indispensables, de la République.

Car Montesquieu l'affirmait dans l'Esprit des lois : « C'est dans le gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation ».

Une éducation qui entend plonger ses racines dans une pédagogie des Lumières visant à former un citoyen tolérant et critique, méfiant à l'égard de tout dogmatisme et de tout catéchisme. Un citoyen qui accepte l'idée qu'aucune vérité n'est éternelle et que chaque axiome peut être interrogé.

Mais cette noble mission, portée depuis des siècles par des maîtres courageux et désintéressés, n'est pas sans danger. Elle a ses victoires, ses batailles, ses défaites et ses martyrs.

Le philosophe et pédagogue Ferdinand Buisson, prix Nobel de la paix, et cofondateur de la Ligue des droits de l'Homme, expliquait dans son dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire à la fin du XIXe siècle ce qu'était, selon lui, la nécessaire neutralité de l'école laïque... Et les relations qu'elle devait entretenir avec la puissance religieuse de l'époque, le catholicisme.

Il écrivait :

« L'enseignement doit affirmer les vérités scientifiques sans se mettre en peine de savoir si l'Église les a condamnées ; il doit affirmer les vérités historiques sans se préoccuper de les faire tourner invariablement à l'honneur du Vatican ; il doit affirmer les vérités politiques et sociales, essence de la démocratie, sans se soucier de les mettre d'accord avec la politique passée ou présente du parti catholique. »

Buisson rappelait ainsi que l'école était au-dessus des croyances et des dogmes religieux dont elle devait se détacher.

Mais il savait aussi que la neutralité absolue était impossible et que, dans son souci de respecter les consciences, la République laïque et éducatrice ne pouvait éviter d'entrer par moments en conflit avec certaines convictions, parce qu'elle ne peut sans se nier elle-même renoncer :

- aux valeurs qui sont les siennes ;

- et à la transmission d'un savoir n'attendant pas sa validation des autorités religieuses.

En cela, Buisson était conscient du fait que le métier d'enseignant exposait parfois les hussards de la République à affronter la contradiction, voire l'hostilité d'une partie de l'opinion.

Samuel Paty a payé de sa vie de n'avoir pas renoncé à affronter la contradiction et l'hostilité.

En lointain héritier des maîtres anciens qui formaient, dans les universités médiévales grâce à la disputatio, des générations d'élèves et d'étudiants, il a payé de sa vie l'espérance qu'il plaçait dans le débat, l'échange, la discussion, l'argumentation, comme méthode essentielle pour former des citoyens libres et éclairés, ouverts et tolérants...

Car c'est bien cette espérance, cette foi dans la liberté, la connaissance et la perfectibilité de l'homme, qu'on a tenté d'abattre voici exactement un an.

C'est la raison pour laquelle notre société reste aujourd'hui profondément traumatisée par l'assassinat du professeur.

C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de nommer la place de la mairie « esplanade Samuel Paty ».

Cette décision nourrit désormais plusieurs espoirs.

- L'espoir que chaque élève croisant cette plaque sur le chemin de l'école se souvienne de ce professeur qui aurait pu être le sien ; qu'il prenne conscience que son maitre (ou sa maitresse) porte en lui, au plus profond de lui, une parcelle, une étincelle de Samuel Paty.

- L'espoir que chaque jeune audonien comprenne combien l'ignorance participe au malheur des hommes en ce qu'elle les rend dépendants, faillibles et perméables aux idéologies néfastes.

- L'espoir que notre société prenne la pleine mesure du combat de très nombreux enseignants qui, aujourd'hui toujours, abordent avec inquiétude certains sujets jugés sensibles : éducation sexuelle, théorie de l'évolution des espèces, Shoah, attentats du World Trade Center, génocide arménien... Et bien d'autres encore.

- L'espoir aussi que notre République sorte de l'âge de la naïveté et retrouve au-delà de l'écume des jours la profondeur des choses.

Car, lorsque j'ai souhaité inscrire l'assassinat de Samuel Paty dans la mémoire audonienne, j'ai été surpris par certaines réactions que mon geste suscitait.

Notamment de celles et ceux qui me demandaient avec un air bravache pourquoi honorer ce professeur plutôt que, par exemple, tel ou tel manifestant blessé par les forces de l'ordre à l'occasion d'un mouvement de contestation. C'est un exemple... J'aurais pu en citer d'autres qui me furent présentés, dans le même registre...

Je dois vous dire que j'ai été meurtri par ces remarques symbolisant l'essor d'un relativisme qui nie les hiérarchies dans l'horreur et fait qu'au final tout se vaut.

Cette absence de sens ni de fondement certain engendre sans doute une forme de nihilisme contemporain, qu'on pourrait ainsi résumer : « tout se vaut donc rien ne vaut ; tout est vrai et rien ne l'est ; à chacun sa vérité, à chacun sa morale et à chacun ses causes et ses combats ».

Nietzsche aurait peut-être décelé dans cette comparaison insoutenable entre la décapitation de Samuel Paty et la blessure reçue par un manifestant tournant en boucle sur les réseaux sociaux et les chaines d'information en continue le malaise, la dépression d'une partie de la société, la fragilité d'une civilisation en manque de repères solides, rendue ainsi vulnérable aux pires dangers de notre monde. Totalitarismes, intégrismes, mythes, superstitions et faits alternatifs... Tout ce qui ré-enchante artificiellement, j'allais dire paresseusement, la société dans laquelle nous vivons.

Par l'installation de cette plaque du souvenir, le conseil municipal de Saint-Ouen entend rappeler que « tout ne se vaut pas » ; il entend rappeler, au contraire, qu'il existe ici, en France et en Europe, au cœur d'un siècle fait d'incertitudes et d'agitations, des repères, des principes premiers, intangibles, indépassables, véritables lueurs d'espoir quand les ténèbres menacent. La laïcité, la liberté d'expression, sont de ceux-là.

Par l'installation de cette plaque, je forme quant à moi le vœu que d'autres collectivités décideront de commémorer l'odieux attentat et que la date du 16 octobre 2020 s'inscrira ainsi durablement dans notre mémoire nationale...

Je forme le vœu que Samuel Paty rejoigne la cohorte de tous les héros qui furent massacrés à travers l'histoire pour avoir défendu les valeurs de la République. Que les générations à venir l'honoreront comme elles continueront de célébrer d'une même voix Jean Zay, Georges Mandel, Jean Jaurès ou Jean Moulin...

Même si Renan nous dit que les Nations se construisent aussi à partir de l'oubli (l'oubli de l'histoire ou l'oubli des origines), je forme le vœu que l'assassinat de Samuel Paty ne puisse jamais être effacé de nos mémoires ; et que nous retrouvions collectivement le sens du temps long, le temps des civilisations qui durent, contre la servitude de l'immédiateté et de la conjoncture.

Je forme le vœu, enfin, que nous redécouvrions la profondeur du message de Voltaire, cet adversaire absolu du fanatisme.

Ce Voltaire tout en nuances qui voulait écraser l'infâme, c'est-à-dire l'obscurantisme religieux, tout en tenant en haute estime le Coran auquel on imputait, disait-il, « une infinité de sottises qui n'y furent jamais » ;

Redécouvrir Voltaire et ces quelques mots tirés de son traité sur la tolérance que nous pourrions faire nôtres en cet instant :

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes (...) Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix.

Quel beau message de fraternité et de de tolérance ! Il ne doit simplement pas nous faire tomber dans la niaiserie, l'optimisme béat et la consolation universelle que le malheur peut être gommé d'un coup de trait.

Car le philosophe des Lumières nous mettait en garde... Affirmer que tout ira mieux demain dans le meilleur des mondes possibles reste la plus pernicieuse des idéologies. Croire les catastrophes dépassées ou définitivement dépassables relève de l'illusion.

Chute du mur de Berlin, fin de la guerre froide, effondrement des totalitarismes noir et rouge, conquête spatiale... L'Europe fêtait au siècle dernier l'avènement d'un monde libre, pacifique et prospère - certes troublé, ici et là, par des conflits dont elle restait heureusement immunisée, puisque l'infortune campait à la périphérie.

Or, avec Samuel Paty, avec le Bataclan, avec Charlie Hebdo, sidérés par les crimes de ces fous de Dieu, nous réalisons combien cette sortie du mal, ces lendemains qui chantent, relèvent pour une part d'un optimisme hors de propos...

Nous ne devons pas détourner les yeux : le mal demeure, premier et universel ; le fanatisme continue et continuera de nous confronter à l'horreur.

Dans ce contexte, il nous faut être forts et unis, comme nous le fûmes aux heures sombres de notre histoire.

Il nous faut, dès qu'il s'agit de défendre les valeurs laïques et républicaines, nous placer au-delà des querelles byzantines (et parfois mesquines) ; au-delà de la petitesse ; au-delà des nuances trop subtiles qui nous fragilisent.

Il nous faut affirmer, sans trembler, avec le philosophe Karl Popper que « la tolérance illimitée mènera toujours à la disparition de la tolérance ».

Clamer cette vérité, c'est-à-dire ne pas avoir peur de revendiquer au nom de la tolérance le droit de ne pas tolérer l'intolérant, c'est éviter à notre pays de revivre le destin tragique de la République de Weimar qui, en laissant croitre le nazisme, précipita la chute puis la disparition de l'État de droit.

La laïcité, seule garante de la paix civile et de l'ouverture sincère à l'Autre, appelle cette tolérance de combat, exigeante, vigilante, ferme dans ses principes, sans renoncement. C'est elle qui doit nous animer chaque jour. Pour que le martyr de Samuel Paty résonne bien comme un funeste avertissement et ne demeure pas vain.

Au moment de conclure, je veux avoir une pensée pour la famille et les proches de Samuel Paty, et singulièrement pour ses parents qui sont avec nous, en esprit, aujourd'hui (m'ont-ils dit).

Je veux partager l'immense peine des professeurs d'histoire-géographie qui furent particulièrement éprouvés par l'assassinat de leur collègue. Et comme je les comprends...

Au-delà de l'année de naissance (nous sommes nés tous deux en 1973), je partageais avec lui les mêmes études, les mêmes diplômes ; la même passion pour l'histoire, l'enseignement ; la même curiosité teintée de respect pour les autres cultures. Nous exercions le même métier avant que je parte vers d'autres horizons professionnels.

Et je me souviens encore de mes cours, de certaines leçons tendues, de petits renoncements, de minuscules reculs, d'infimes arrangements pour éviter l'affrontement et garantir la paix, le calme, au sein d'une classe.

Je n'ai probablement pas été toujours à la hauteur de celui que nous honorons aujourd'hui.

Aussi, j'admire celles et ceux qui continuent de lutter quotidiennement pour faire vivre les valeurs de la République, envers et contre tout. Partout sur le territoire national, jusque dans ce qu'on appelle désormais, selon l'expression du sociologue Bernard Rougier, les « territoires conquis de l'islamisme ».

Chers enseignants d'histoire-géographie (je sais qu'il y en a dans cette assistance), chers collègues, si vous m'autorisez encore cette expression, même si la société ne sait pas toujours le reconnaître, vous êtes la clé de voute de la Nation, un rempart contre toutes les formes de totalitarisme. Vous êtes les aèdes d'un récit républicain, qui se bat, certes avec sa rapière élimée et sa cape dépenaillée, mais qui reste fier et debout.

Alors n'oubliez jamais. Vous incarnez à la perfection comme l'incarna Samuel Paty cette exhortation de Jaurès :

Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire ; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.


Chers professeurs...

Pour Samuel Paty, ne pliez pas. Ne vous soumettez pas. Ne vous taisez pas.

Télécharger ci-dessous le discours du Maire de Saint-Ouen